Le monument oublié d’une guerre oubliée

Chromo du département de l'Eure - collection Yvon

C’est une simple colonne surmontée d’une croix, ceinte de barrières en métal rongées de rouille. Elle se dresse, discrète, près de l’église, et les habitants de Forêt-la-Folie (Eure) presque chaque jour passent devant elle sans lui prêter attention.
Savent-ils d’ailleurs l’histoire gravée dans sa pierre, qu’elle tente obstinément et silencieusement de rappeler à la mémoire des vivants ?

Le 7 novembre 1870 : le massacre de Forêt-la-Folie

La guerre de 1870-1871 fait partie de ces conflits oubliés, absents de nos manuels d’Histoire. Tout au plus a-t-on pu lire récemment quelques articles écrits à l’occasion des 140 ans de la Commune de 1871, qui suivit le conflit entre la Prusse et la France. Puis s’en est retournée dans l’oubli…
Pourtant cette guerre eut pour conséquence tragique, moins d’un demi-siècle plus tard, une inéluctable et sanglante première Guerre Mondiale. Et surtout, elle laissa dans nos campagnes notamment dans le grand-ouest, une grande misère et les traces de la violence des Uhlans de sinistre réputation. Les contemporains prirent d’ailleurs immédiatement la plume pour témoigner 1, et peut-être tenter d’exorciser la honte de toute une nation.

Dès 1872, Charles DEHAIS, sous-préfet de l’arrondissement des Andelys (Eure), écrivait en introduction de son livre « Guerre de 1870-1871 : L’invasion prussienne dans l’arrondissement des Andelys »:

« Mes chers amis, la morale de l’histoire que vous allez lire, c’est qu’un Français, paysan ou citadin, industriel ou agriculteur, n’a pas le droit de se désintéresser des affaires publiques, et qu’il fait un mauvais calcul, en même temps qu’une mauvaise action, quand il s’en détache et s’en détourne, pour se donner tout entier à ses affaires privées. Cette leçon ne vaut pas deux provinces. Mais puisqu’il n’a pas dépendu de nous de la payer moins cher, sachons au moins en faire notre profit. » 2

L’épisode tragique qui nous intéresse aujourd’hui a été nommé dans les ouvrages de l’époque « le massacre de Forêt-la-Folie ». Dans « La Prusse au pilori de la civilisation » (quel titre !), sous-titré « Crimes et forfaits des Prussiens en France » et disponible sur Gallica, Hector de CONDÉ rapporte :

Guerre de 1870-1971 - Uhlan prussien en reconnaissance | collection Yvon Généalogie

Guerre de 1870-1971 - Uhlan prussien en reconnaissance | collection Yvon Généalogie

On lit dans le Siècle :
Nous recevons des Andelys la note suivante,
du 6 novembre [date inexacte, NDLR] :

« Les Prussiens ont réquisitionné Flumesnil, com-
mune de Richeville, Vatimesnil, Maufflaines dé-
[en fait Mouflaines, NDLR]
sarmé la garde nationale de Tourny.

« Aujourd’hui environ 300 à 400 Prussiens se sont
rendus avec trois pièces de canon à Forêt-la-Folie.

« Ils ont bombardé cette commune, tué le nommé
Campigny, chez lequel ils supposaient se trouver des
francs-tireurs, blessé grièvement le garde Lamé et in-
[Lainé, qui ne survivra pas à ses blessures, NDLR]
cendié une meule appartenant à Campigny.

Les événements seront à l’époque apparemment ignorés par le gouvernement. On n’en trouve aucune trace dans les télégrammes militaires de M. Léon GAMBETTA 1.

Le calvaire commémoratif de Forêt-la-Folie

Dès juillet 1871 fut élevé près de l’église un calvaire, en commémoration de ces événements.
Les inscriptions y sont aujourd’hui difficiles à déchiffrer.

Sur la première face du socle du calvaire est gravé :

Forêt la Folie - Je vous envoie mon meilleur souvenirLE 7 NOVEMBRE 1870
LES PRUSSIENS EXASPÉRÉS
D’AVOIR PERDU 63 HOMMES TUÉS
ET 82 BLESSÉS
PAR LES GARDES NATIONAUX
DE FORET-LA-FOLIE
ET LA GUERILLA ROUENNAISE
ONT BOMBARDÉ LE PAYS
INCENDIÉ LES MEULES DE GRAIN
MALTRAITÉ ET ARRÊTÉ 22 PERSONNES
POUR LES FUSILLER
ET ODIEUSEMENT MASSACRÉ
M. CAMPIGNY, MARGUILLIER ET M. LAINE

Sur la deuxième face, côté est :

HONNEUR
AU DÉVOUEMENT HÉROÏQUE
DE M. DUGÉNETAY, NOTRE CURÉ
QUI S’EST GENEREUSEMENT SACRIFIÉ
EN AFFRONTANT
LA FUSILLADE ET LES BALLES
DES PRUSSIENS
POUR NOUS SAUVER DU PILLAGE
DE L’INCENDIE ET DU MASSACRE

Sur la troisième face, du côté de l’église :

BÉNI LE 6 JUILLET 1871
PAR SA GRANDEUR
MGR F. GROLLEAU, EV. D’EV.
QUI A DAIGNÉ ACCORDER
UNE INDULGENCE DE 40 JOURS 3
A TOUT FIDELE QUI PASSANT
PRES DE CE CALVAIRE S’ARRETERA
UN INSTANT POUR PRIER

Forêt la Folie - Calvaire élevé à la Mémoire des Combattants de 1870

Calvaire élevé à la Mémoire des Combattants de 1870 | collection Yvon Généalogie

Sur la dernière face :

LES HABITANTS DE FORET
RECONNAISSANTS
ENVERS LA DIVINE PROVID(ENCE)
DE LEUR AVOIR EPARGNÉ
DE PLUS NOMBREUX DESASTRES
EN LES PROTÉGEANT
CONTRE LA FUREUR
DES PRUSSIENS
QUI VOULAIENT TOUT DETRUIRE
ONT ERIGÉ CE CALVAIRE
PAR SOUSCRIPTION

Mention marginale : « 5 coups de feu »

Benjamin Désiré AMAURY, maire de Forêt-la-Folie, enregistre le soir-même les décès des deux victimes des cavaliers prussiens. Fait rare dans les registres d’État-Civil, sans doute sous le coup de l’émotion, le maire ajoute en mention marginale des actes de décès les faits qui ont entraîné la mort des deux habitants du village.

Sur l’acte de décès de Jean François CAMPIGNY, 55 ans, rentier, et aussi beau-frère du maire du village :

5 coups de feu
donnés par les
Prussiens (bavarrois)

Acte de décès de CAMPIGNY Jean François, 07/11/1870

Acte de Décès de CAMPIGNY Jean François - NMD 1862-1902 Forêt-la-Folie (vue 121) - © AD de l'Eure

Sur l’acte de décès de François Désiré LAINÉ, 55 ans, cultivateur (et garde-forestier) :

(2 coups de feu)
& percé de coups
de baïonnette

 

Alors, si vous passez un jour à Forêt-la-Folie, canton d’Écos, arrondissement des Andelys, Eure – comme l’écrivait Benjamin Désiré AMAURY dans ses registres – je ne peux pas vous promettre « une indulgence de 40 jours » ;-), mais je vous invite malgré tout à vous arrêter quelques instants devant ce monument… qui alors ne sera plus oublié !

La citation

Dans la commune voisine de Guitry, encore plus durement touchée, s’élève aussi un monument qui rappelle les tragiques événements du 7 novembre 1870. Sur l’une des faces on peut lire :

N’oublions jamais !

Hector de CONDÉ écrivait en introduction de l’ouvrage sus-cité :

[…] Y a-t-il un coeur qui ne se serre point,
et des yeux qui puissent rester secs à la lecture
des terribles souffrances des malheureux Fran-
çais ?

Une citation que l’on pourrait dédier à toutes les victimes de conflits.

 

1 Gallica, le site de la BnF, regorge de documents relatifs à la guerre de 1870-71, écrits souvent par des contemporains des événements. Quelques exemples :

2 in « Guerre de 1870-1871 : L’invasion prussienne dans l’arrondissement des Andelys », par Charles DEHAIS, 1872, A. Blot, Libraire-Éditeur aux Andelys

3 Voilà ce que l’on peut vous dire : les indulgences correspondent aux pénitences que nous aurions été obligés de faire après nous être confessés, si l’on nous avait imposé une pénitence proportionnée à nos péchés. Les quarantaines sont les 40 jours du Carême, qui sont encore plus méritoires que les autres temps. Extrait du « Sermon sur les indulgences » du saint curé d’Ars.

 

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